Léon Dumarsais Estimé, Un président qui se distingue de ses pairs par ses réalisations
En tant que député, Estimé observa de près les événements de 1946 (crise économique et grave crise sociale induite par les revendications légitimes des classes défavorisées) qui conduisirent à la démission du président Lescot. Le gouvernement provisoire, dirigé par Franck Lavaud, mit en place de nouvelles élections. Alors que communistes et nationalistes prônaient un changement de régime, Estimé se présenta aux électeurs comme un modéré et fut réélu lors des législatives de 1946.
Le 16 août, les modérés ayant obtenus une majorité à la Chambre des députés, Estimé fut désigné pour être candidat. Il fut élu président de la République, après un second vote des députés, pour quatre ans, par 31 voix sur 58. Son premier geste de président élu fut de saluer ses opposants : Dantès Louis Bellegarde, Edgard Numa et Démosthène Calixte.
Présidence de la République
Son accession à la présidence intervint au lendemain d'une longue période de grande effervescence, aboutissement de mouvements sociaux, politiques et culturels impliquant les étudiants, les femmes, des syndicats et des partis politiques. C'était une période où Haïti tentait de sortir des clivages sociaux et de couleur qui n'avaient cessé de dominer la politique depuis l'indépendance et particulièrement après l'occupation américaine (1915 - 1934). Les pouvoirs politique et économique étaient dominés par une bourgeoisie mulâtre qui ne favorisait pas la mixité sociale. L'année 1946 fut surtout une tentative de mutation de la société haïtienne. Les résistances étaient nombreuses.
Dans son adresse à l'Assemblée nationale, Dumarsais Estimé s'exprima ainsi : "C'est la grande famille des masses dont je suis un représentant que vous avez voulu honorer". Il fit cependant appel à l'union et à la bonne volonté de tous : "C'est l'heure où chacun de nous doit démontrer que la patrie est la première et la plus sacrée de ses préoccupations". Pour terminer, Estimé exhorta à la moralité au sein du gouvernement : "Si, bergers du troupeau, nous nous en constituons les loups, (…) alors il sera temps d'entrer en jugement avec nous et de nous demander compte".
Au début de sa présidence, certains accueillirent mal son arrivée au pouvoir, mais au fil du temps, l'opinion publique se rallia à ses idées politiques, appréciant la formation d'un gouvernement d'union nationale (fait rare dans l'histoire d'Haïti), réunissant des adversaires d'hier, tels que George Rigaud et Daniel Fignolé, et des représentants de toutes les tendances sociales et politiques, à l'exception des communistes. Estimé mit en œuvre rapidement un ambitieux programme social et économique, qui rejoignait les aspirations de la majorité. Par exemple :
- Il réduisit considérablement la dette nationale et ainsi mit fin au contrôle fiscal de l'étranger, surtout des Américains.
- Il augmenta le salaire minimum.
- Il dynamisa l'industrie touristique en faisant d'Haïti une destination privilégiée, surtout durant l'exposition de 1949.
Ses Réalisations
Les réformes économiques et sociales
Pauvreté, chômage, analphabétisme, secteur agricole déficient et sous-exploité, difficultés financières, maladies endémiques, clivages sociaux profondément ancrés, tels sont les fronts et les difficultés auxquels devait s’attaquer le gouvernement de 1946 au lendemain de la seconde guerre mondiale qui avait encore aggravé la situation économique d’Haïti.
Il fallait au préalable assainir la situation financière et libérer la République d’Haïti de la tutelle financière imposée par les États-Unis à la suite des conventions et protocoles imposés par l’occupant américain (1915, 1917 et 1922) et de l’emprunt contracté en 1922, aux fins, entre autres, de régler le solde des emprunts contractés auprès des financiers français depuis 1830 et en 1875, 1896, et 1910… Il ne faut pas oublier que la France avait exigé de son ancienne colonie devenue indépendante le 1er janvier 1804 qu'elle paie les colons esclavagistes et leurs descendants.
En décembre 1946, Dumarsais Estimé dépêcha à Washington, auprès du Président Harry Truman, une "mission de bonne volonté" composée du ministre des Finances, Gaston Margron, du ministre des Relations extérieures, Jean Price-Mars, du ministre du Commerce, Georges Rigaud et de l’ambassadeur d’Haïti à Washington, Joseph D. Charles. Cette mission devait négocier les modalités d’un nouvel emprunt "garanti par les fonds mis en réserve par le Département fiscal aux fins de rembourser les porteurs de l’emprunt de 1922-23"². Le gouvernement américain rejeta la requête haïtienne.
Dans un discours radiodiffusé le 25 mars 1947 (passé dans l’histoire sous le titre de ‘’Heureux mécompte’’), le président Estimé en appela au peuple haïtien pour l’aider à débloquer la situation et à contribuer au paiement de la dette extérieure. Des "Bons de Libération Financière" furent émis et les souscriptions affluèrent à l’échelle nationale. Grâce à cette mobilisation populaire et à un emprunt intérieur sur 10 ans à 5%, les prêts américains de 1922-23 furent remboursés et le 10 juillet 1947, la République d’Haïti mettait un terme au contrôle financier des États-Unis. Le 1er octobre 1947, la Banque nationale de la République d’Haïti devenait une entité haïtienne dirigée par un conseil d’administration entièrement haïtien.
Développement économique et emploi
Lutter contre un chômage endémique et élever le niveau de vie et de connaissance des couches déshéritées de la population haïtienne, dans une perspective d’efficacité économique et de justice sociale, étaient une priorité pour Dumarsais Estimé.
L’État haïtien libéré de sa dette extérieure, Dumarsais Estimé s’engagea dans une politique de relance de l’économie (Loi du 12 juillet 1947) et de réformes administratives et fiscales destinées à poursuivre l’assainissement financier et à accroître les recettes de l’État [Loi du 15 septembre 1947 précisant les modalités d’exécution du budget et de la comptabilité publique ; Loi du 23 juin 1947 établissant une Chambre des Comptes ; Loi du 7 novembre 1948 sur les impôts locatifs ; Loi du 29 août 1949 sur la fiscalité douanière ; etc.
Dumarsais Estimé sollicita du Secrétariat général de l’ONU l’envoi d’une mission technique pour examiner et évaluer la situation générale du pays et faire des recommandations dans les domaines de l’économie et des finances, de l’éducation, de la santé et de la culture. La Commission soumit son rapport (publié par l’ONU) que le gouvernement intégra dans son plan de développement.
L’augmentation des exportations et des prix des matières premières agricoles au cours de cet après-guerre, notamment le café, le sisal, la banane, contribua à améliorer la situation financière du pays. Entre 1946 et 1949, le budget de l’État haïtien passa de 46 millions à 73 millions de gourdes, grâce aux nouvelles recettes fiscales et aux profits générés par la commercialisation du ciment et du sucre par l’État. Dans le même temps, la dette publique passa de 42 millions de gourdes en 1946 à 40 millions en 1949.
Agriculture et développement rural
L’état désastreux de l’agriculture en Haïti, lié à des facteurs structurels défavorables (exiguïté des exploitations familiales, méthodes de culture inadéquates, déforestation et épuisement des sols, absentéisme des grands propriétaires fonciers qui représentaient environ 3% de la population et possédaient près de 70% des terres cultivables, aléas climatiques, etc.) et à l’incurie administrative, s’accompagnait d’une surpopulation rurale, dont plus des trois-quarts vivaient en-dessous du seuil de pauvreté…
Conscient de la nécessité d’améliorer en profondeur la situation du secteur agricole, pour assurer un démarrage de l’économie haïtienne, et de trouver des solutions au problème des sans-terre, Dumarsais Estimé mit en œuvre une approche intégrée du développement agricole et rural.
Dès l’été 1946, un certain nombre d’études furent entreprises et, au cours des années qui suivirent, de nombreux projets furent mis à exécution, notamment celui de l’ODVA (Organisme de Développement de la Vallée de l’Artibonite) financé aux deux tiers par un prêt de 4 millions de dollars de l’EXIM Bank des États-Unis. Ce projet prévoyait l’emploi des eaux de la rivière Artibonite pour le développement agricole méthodique de cette région (en particulier la culture du riz), fondé sur des techniques modernes, afin d'améliorer du niveau de vie des populations locales. Cette mise en valeur des terres, y compris celles rendues propres à la culture, devait également avoir un impact positif sur les exportations de certaines denrées agricoles, et en corrélation sur la balance commerciale du pays. Ce projet continua au-delà de la présidence d’Estimé, après mai 1950.
En 1947 fut créé l’Office national du café avec pour mission le soutien des activités des petits agriculteurs et la promotion des exportations de café.
Travail et affaires sociales
Tout encourageant résolument l’investissement privé pour développer l’économie haïtienne et l’emploi, Dumarsais Estimé accorda la plus haute importance à une politique du travail moderne et juste. Le gouvernement d’Estimé créa le Ministère et le Bureau du Travail en 1946. L’augmentation du salaire minimum (en dépit des réticences du secteur commercial) et la promulgation du premier Code du Travail (1947) comptent parmi les avancées notoires dans le domaine de la protection des droits des travailleurs, parallèlement à l’encouragement à la création des syndicats (loi du 17 juillet 1947 régularisant le fonctionnement des associations syndicales).
Travaux publics
Dès son arrivée, Dumarsais Estimé afficha sa volonté de doter le pays des infrastructures de base nécessaires à son développement économique et lança une politique de grands travaux publics, stimulant par là-même la création d’emplois : la construction d’une ville nouvelle à la frontière, Belladère, comme symbole de développement face à la République Dominicaine, la construction et réfection de routes, ponts (dont le pont suspendu de la Grand’ Anse), de marchés, de fontaines d’eau potable ; l’érection d’édifices publics ; l'aménagement des bourgs de province, auxquels s’ajoutent les travaux d’urbanisme entrepris à la capitale pour préparer l’Exposition Internationale devant commémorer le bicentenaire de la fondation de Port-au-Prince. L’éclairage des villes se généralisa : l’usine électrique de la Croix-des-Bouquets fut inaugurée en 1948, suivie par celles de Belladère, Port-de-Paix, Jérémie et autres localités urbaines.
Toutes les réalisations du Gouvernement furent financées par des ressources nationales.
Bicentenaire de la fondation de Port-au-Prince (1749-1949) et l’Exposition Internationale de décembre 1949
La loi du 14 juillet 1948 stipulait qu’il était nécessaire pour le pays de commémorer grandiosement en 1949 le deuxième centenaire de la fondation de Port-au-Prince et à cette fin, qu’"il y (avait) lieu d’assurer l’exécution du projet conçu par le Chef du Pouvoir Exécutif d’organiser une Exposition Internationale à inaugurer à Port-au-Prince en décembre 1949". Cette loi précisait qu'"au point de vue touristique, agricole et industriel, l’exécution de ce projet (serait) entièrement favorable au pays". Cette Exposition Internationale devait promouvoir la renaissance et le resserrement des liens entre les peuples et stimuler la reprise et le développement de relations économiques entre les pays, d’autant qu’elle se situerait dans "un lieu de l’Amérique considéré comme l’un des carrefours les plus importants sur les grandes routes maritimes et aériennes de l’Atlantique".
Éducation
La lutte contre l’analphabétisme, connue sous le nom de "Programme Dumarsais Estimé", faisait ressortir la volonté présidentielle d’éduquer les masses urbaines et rurales pour en faire des instruments du développement national. En vertu des lois promulguées le 8 août 1947 et le 11 novembre 1949 respectivement, le gouvernement de la République procéda à la réorganisation du Département (Ministère) de l’Éducation Nationale, en créant les postes de directeur général et de directeur général adjoint dans la foulée des attributions assignées à un sous-secrétaire d’État de l’Éducation Nationale, en vertu de la loi du 23 novembre 1946.
Le salaire des professeurs et des instituteurs fut ajusté en fonction de l’augmentation du coût de la vie. C’est ainsi que le salaire minimum de l’instituteur qui s’élevait à 70 gourdes par mois en octobre 1946 fut porté à 100 gourdes, en janvier 1947, pour atteindre la somme de 140 gourdes, en octobre 1947, et 200 gourdes en octobre 1948. L’objectif était de faire de l’enseignement rural une carrière capable d’attirer des enseignants formés et performants quant aux problèmes de la vie rurale.
Santé
Parallèlement à l’attention portée à l’éducation, le gouvernement d’Estimé souhaita lever les obstacles qui entravaient l’accès des populations nationales aux soins de santé primaires.
Un vaste plan d’ensemble fut mis graduellement en œuvre impliquant l’équipement des hôpitaux et laboratoires, la multiplication des centres de santé, le développement de la médecine et de l’hygiène rurales, la réorganisation de la Faculté de médecine, d’art dentaire et de pharmacie. Sur la base d’un accord de coopération avec la France, un certain nombre de professeurs de médecine français vinrent enseigner à la Faculté de médecine pour pallier le manque de professeurs haïtiens qui avaient démissionné à la suite des évènements de début 1946.
Des campagnes contre le pian, le paludisme, les maladies infantiles et endémiques furent également lancées, parallèlement à des projets d’amélioration de l’hygiène publique et de lutte contre la malnutrition et la tuberculose. Les lois du 27 septembre et du 8 octobre 1949 prévirent la formation des cadres et du personnel technique, ainsi que l’aménagement des services de santé publique à travers le pays.
Sur les instructions du Président Estimé, Emile St-Lôt, à l’époque représentant permanent de la République d’Haïti à l’ONU, vota en faveur de la création de l’Etat d’Israël le 29 novembre 1947. Haïti devint aussi un membre actif de l’UNESCO et adhéra au GATT (Accord Général sur le Tarif Douanier et le Commerce) en 1947.
Très brillant de par de ses réalisations, Dumarsais ESTIMÉ restera graver dans les mémoires de tous les Haïtiens et aussi, il restera l'un des présidents progressistes qu'à connu le pays.
Sources :
« Haiti-Reference : Notables d'Haiti » Léon Dumarsais Estimé n. 21 Avril 1900 Verrettes d. 20 juil 1953 New York » [archive], sur www.haiti-reference.com (consulté le 22 juin 2019)
Anthony Georges-Pierre, Dumarsais Estimé, l'homme, l'œuvre et les idées, Port-au-Prince. Deuxième édition, 2012
Roudy Stanley Penn, « VII- Dumarsais Estimé : l’homme de la référence économique » [archive], sur Le blog de pennayiti.over-blog.com (consulté le 22 juin 2019)
« Carrière de Dumarsais Estimé » [archive], sur www.haiti-reference.com
Anthony Georges-Pierre, Dumarsais Estime, l'homme, l'oeuvre et les idees, Port-au-prince, l'imprimeur S.A, 16 février 2010, 432 p. (ISBN 9789993532552), p. 36
Par Schadrac JOSEPH, Journaliste et Politologue en Formation, Coordonnateur du Team Night Fontamara.
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